Doutes sur la thèse de la Société générale d’une fraude isolée

par Raoul Sachs et Juliette Rouillon

PARIS (Reuters) - La thèse de la Société générale d'une fraude isolée dans son département dérivés actions, qui s'est soldée par une perte colossale de 4,9 milliards d'euros, suscite de sérieux doutes dans les milieux professionnels.

Parmi les intervenants de marché interrogés, ceux qui ne rejettent pas cette version parlent au minimum d'une "affaire grave" pour la Société générale et pour l'ensemble du système bancaire français.

"Une banque qui est numéro un mondial des dérivés actions nous dit en fait que son système de contrôle s'est révélé indigent. Ca jette le discrédit sur le système bancaire français", dit un gérant de portefeuille qui n'exclut pas qu'un trader isolé ait pu prendre des positions sur dérivés frauduleuses et entraîner des pertes d'une telle ampleur.

"Ce n'est pas seulement les responsables hiérarchiques du trader qui doivent partir mais le PDG Daniel Bouton lui-même", a-t-il estimé.

Daniel Bouton a indiqué au cours d'une conférence de presse qu'il avait proposé sa propre démission au conseil d'administration, qui l'a refusée. La démission du responsable du pôle actions et dérivés de la banque, Luc François, a en revanche été acceptée.

"Tout le monde s'étonne. Tout le monde s'interroge sur l'ampleur de la perte et sur le fait qu'un trader, seul dans son coin, ait pu battre tous les polytechniciens qui pullulent à la Société générale", dit un responsable dérivés actions d'une banque américaine.

"Cinq milliards d'euros de pertes, c'est énorme, ça représente une position de plusieurs dizaines de milliards d'euros, peut-être 30 à 40 milliards d'euros. Comment une personne seule a pu faire ça?. C'est quasi impossible à cacher. Où sont passés les appels de marge?", ajoute-t-il.

Un trader sur dérivés actions d'une grande banque londonienne tient à peu près le même discours :

"Les responsables de Société générale ont l'air de vouloir faire une opération transparente mais pour moi qui travaille sur le même marché, je ne vois pas comment on a pu arriver à cacher aussi longtemps de telles pertes (...) C'est très très surprenant sur des marchés organisés où il y a normalement un appel de marges tous les jours. C'est possible de cacher des opérations pendant quelques jours avec des complaisances, mais pas pendant des mois".

"En tous les cas, si c'est possible, ça jette le discrédit sur la Société générale", ajoute-t-il.

Le responsable d'une maison de courtage européenne est plus sévère et rapporte les avis de certains de ses clients.

"Les gens ne croient pas du tout à une fraude. Comment une personne peut perdre cinq milliards d'euros? Il aurait fallu que pendant plusieurs mois elle ait pu cacher ses activités avec une comptabilité truquée", dit-il. "Cinq milliards c'est atterrant. Cela voudrait dire que les fondements de notre système bancaire sont à revoir."

LE DEBOUCLAGE A CONTRIBUE AU "LUNDI NOIR"

Dans un communiqué, la Société générale a indiqué qu'elle avait identifié et analysé au cours du week-end les positions frauduleuses prises courant 2007 et début 2008, les a coupées en début de semaine ce qui, selon les professionnels interrogés, a ajouté une dimension technique de taille à la chute des marchés.

"La SocGen a dû sortir en quelques jours l'équivalent de plus d'un million de contrats futures alors que le volume ces derniers temps est de l'ordre de trois millions de contrats", dit le trader londonien. "Un million de futures cela équivaut à 38 milliards d'euros".

"C'est évident que cela a pesé sur le marché", dit-il, tout comme le responsable de la banque américaine à Paris pour qui le débouclage de ces positions d'arbitrage sur futures sur indices boursiers a "contribué au lundi noir". Ce jour-là, la Bourse de Paris a chuté de 6,83%, emportée aussi par les dégâts causés par la crise du crédit et les craintes de récession aux Etats-Unis.

La banque a déclaré jeudi matin qu'elle avait "mis à jour une fraude exceptionnelle de par son ampleur et sa nature : un trader, en charge d'activités de couverture de futures "plain vanilla" sur des indices boursiers européens, a pris des positions directionnelles frauduleuses courant 2007 et début 2008 allant bien au-delà des limites faibles qui lui avaient été attribuées".

Elle a ajouté : "Sa connaissance approfondie des procédures de contrôle, acquise lors de ses précédentes fonctions (...) lui a permis de dissimuler ses positions grâce à un montage élaboré de transactions fictives. Le groupe n'a aujourd'hui plus d'exposition résiduelle liée à ces positions".

"Les positions de ce trader ont été revues et une analyse détaillée de toutes les positions au sein de son département a confirmé la nature isolée et exceptionnelle de cette fraude", a-t-elle souligné en précisant que les "responsables de sa supervision quitteront le groupe".

La Banque de France a annoncé qu'"une enquête de la Commission bancaire sera diligentée pour examiner les conditions dans lesquelles la fraude est intervenue".

Son gouverneur, Christian Noyer, a déclaré que la situation de la Société générale était satisfaisante au regard de tous les critères, de solvabilité, de liquidité et de rentabilité.

"La situation de toutes les banques françaises me rend totalement confiant", a-t-il dit lors d'une conférence consacré aux déboires de la SocGen.

La ministre de l'Economie et des Finances, Christine Lagarde, a souligné le caractère exceptionnel de la fraude et a invité à ne la pas confondre avec d'autres pertes liées à la crise du crédit. Elle a toutefois demandé à la Commission bancaire de réfléchir à la mise en place "d'un certain nombre de contrôle additionnels" pour éviter de telles fraudes.

La Banque de France a souligné que l'augmentation de capital de 5,5 milliards d'euros annoncée par la Société générale permettrait "de porter le ratio de fonds propres 'tier 1' (durs, ndlr) de la banque à un niveau de 8%, après prise en compte des pertes liées à cette fraude et des dépréciations décidées pour faire face à la crise financière actuelle".

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